Crezan
F190
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F190

F.190 n°(45) / (7181)


¤ 1930 : un cadeau pour le Négus


            La cellule F.190 n°45 correspond à un appareil produit en 1930. Chronologiquement, son numéro constructeur serait 7181. Il devait avoir une immatriculation réservée dans le registre F. Cet appareil disparait dans le courant du mois d'août sans laisser de trace.

            L'explication de cette "anomalie" apparait liée à la décision prise à la mi-août par le gouvernement français d'offrir un luxueux F.192 au Négus pour son couronnement. M. Esders aurait alors accepté la cession de son appareil à cette fin.  

  

(F.198 n°2) / (7181)

F-A...


            Armand Esders, grand industriel du textile, mécène de l'aviation, membre du comité de direction et membre à vie de l'Aéro-Club de France, membre du Club Roland-Garros, est propriétaire de plusieurs appareils. En ce mois de juillet 1930, il possède déjà un Morane Moth probablement baptisé "Jade Vert I" et le F.202 F-AJPJ "Jade Vert II". En juillet, il embauche celui qui sera son pilote attitré, Edouard Deckert, ancien représentant de l'aviation française en Bolivie et au Chili.


            Le 30 juillet, l'Intransigeant mentionne un F.190 à M. Esders parmi les trois avions détenus par M. Esders. Le 7 août, le Semeur de Versailles annonce :


                        A cette date, une immatriculation non identifiée a dû être réservée pour cet appareil qui aurait donc été un F.198, et à cette date le n°2, mais qui ne sera pas enregistré dans les registres. Restant dans la lignée de ses autres appareils et de sa Bugatti Royale, le nom de baptême prévu pour cet appareil devait être "Jade Vert III".


            Hormis quelques mentions fin juillet-début août, cet appareil n'apparait nulle part ensuite. En octobre, un F.192 destiné à M. Esders est au montage à Toussus : Esders gardera moins d'un an cet appareil immatriculé F-AJTU, qui sera remplacé en juillet 1931 par un autre F.192 baptisé fort logiquement "Jade Vert IV" et qu'il conservera cette fois jusqu'en 1935 !


            La peinture du F.192 offert au Négus à 2 tons de vert, vert jade et vert nil, avec une "laque d'une finition exceptionnelle" correspond à la livrée de la Bugatti Royale d'Esders et consolide l'idée d'une cession par Esders de son appareil à l'Etat, non sans compensation : l'aménagement intérieur de l'avion offert au Négus est particulièrement luxueux et représentatif au plus haut niveau des activités d'Esders dans la mode : la cabine, tendue de soie verte brochée est éclairée par une vitre plafonnière trapézoïdale et équipée d'un confortable fauteuil, d'une petite desserte, de glaces biseautées, d'une pendulette et d'un porte-bouquet. Pour le vol de convoyage, l'appareil reçoit de discrètes cocardes françaises sur les ailes.


            L'adaptation de l'appareil débute à la fin août dès l'accord avec Esders obtenu. Si l'information publiée est exacte, la version produite pour Esders était un F.198, nécessitant un changement de moteur. Par ailleurs, pour assurer l'autonomie néceesaire au voyage de livraison, la voilure est modifiée : les nouvelles ailes sont équipées de réservoirs d'une contenance totale de 520 litres et un réservoir d'huile est monté dans le bord d'attaque de l'aile droite.

            En vue de son utilisation future à Addis-Abeba, dont le terrain est à 2600 m d'altitude, le moteur Salmson est surcompressé ; pour rejoindre Addis-Abeba, du benzol est utilisé comme antidétonant et l'hélice métallique est remplacée par une hélice bois. le F.192 est équipé de freins Messier.

Le fuselage du F.192 offert au Négus - vert jade, vert nil et argent.

[© Michel Barrière]

Difficile de ne pas reconnaitre un air de famille avec la Bugatti Royale d'Enders.

F.192 n° (12) / (7181)


            Compte tenu des délais, le convoyage est effectué par les airs ; l'équipage choisi par Baradez, chef de mission et navigateur, est constitué du capitaine Eugène Armand Marie (pilote) et de l'adjudant-chef Yvan Demeaux (mécanicien). Tous deux ont une sérieuse expérience des raids africains pour avoir réalisé en 1927 un vol Paris-Congo en 6 jours en vue de préparer l'ouverture des lignes aériennes vers Madagascar. Marie est volontaire pour servir de nouveau en Afrique et les responsables français souhaiteraient le voir prendre la tête de l'aviation éthiopienne en remplacement d'André Maillet dont le contrat vient d'être résilié par les autorités éthiopiennes. Cet espoir sera d'ailleurs déçu : le Négus désignera à ce poste le second de Maillet, l'adjudant Paul Corriger.


            L'appareil est admiré par Laurent-Eynac le 16 octobre après-midi, alors qu'il est venu à Toussus faire le point des résultats obtenus avec la girouette Constantin.

Le Farman avant le départ. Pour le convoyage, l'hélice métallique sera abandonnée au profit d'une hélice en bois blindé

[Coll Frank Roumy]

Marie, Baradez et Demeaux devant le Farman, avant le départ

[Coll Famille Demeaux]

            Retardé par des problèmes d'hélice, le départ n'a lieu que le 18 octobre depuis le Bourget, le F.192 emportant 200 kg d'outillages et de rechanges pour les deux Farman éthiopiens. Le vol s'effectue sans encombre jusqu'à Casale où un épais brouillard oblige l'avion à se poser. Il peut néanmoins rejoindre Venise un peu plus tard dans la journée. Le lendemain, parti au lever du jour, il est obligé par les nuages bas de se dérouter sur l'aérodrome de Postumia Adelsberg pour la nuit. Le 20 octobre, constatant qu'il ne pourra pas suivre l'itinéraire prévu par la Bulgarie, Baradez rebrousse chemin et revient à Venise pour demander l'autorisation de voler vers la Grèce par Brindisi. Le 21, le changement de route ayant été acquis, le Farman fait escale à Brindisi, puis le 22, rejoint Athènes – Tatoï où Baradez obtient les autorisations nécessaires pour le survol de la Turquie. Il en profite pour rendre visite au Ministre grec de l'Aéronautique qui vient d'acheter des MS230 équipés du moteur Salmson.


            Le 23, le F.192 s'envole à destination d'Alep par beau temps, mais se heurte à l'approche de la côte turque à une barrière orageuse qui l'oblige à voler à 200 mètres d'altitude. Surpris par une baisse plus importante que prévu du niveau d'essence, Marie se pose moteur arrêté dans un champ non loin de Mersine. Baradez, suivi un peu plus tard par Marie inquiet de ne pas le voir revenir, part sous la pluie afin se procurer de l'essence et contacter le consul de France. Demeaux, resté seul pour garder l'avion, doit le protéger des intentions d'une bande locale qui, voyant un avion qu'ils supposent militaire, veulent l'incendier. Le luxe de l'appareil, incompatible avec une utilisation militaire et mis en valeur par Demeaux, parvient heureusement à les en dissuader.

            De retour avec une vingtaine de litres d'essence automobile de qualité douteuse et une escorte de soldats turcs, Baradez et Marie constatent que l'avion s'est enlisé et ne pourra repartir alors que la nuit tombe. Tandis que les officiers se rendent à Mersine pour y passer la nuit, Demeaux reste à bord pour monter la garde avec les soldats.

Le 24, l'avion est déchargé, puis poussé par un chemin proche jusqu'à un endroit plus propice. L'essence apportée lui permet de rallier un terrain aux alentours d'Adana où l'équipage peut faire le plein avant de décoller pour Alep. Bien que le moteur Salmson apprécie peu l'essence utilisée, le Farman atteint Alep sans incident. Avec l'aide des mécaniciens du 39e régiment d'aviation, Demeaux reconditionne l'avion. Le lendemain, 25 octobre, le Farman rejoint Rayak où il est à nouveau vérifié.


            L'étape du 26 vers Le Caire, débutée sous de bons auspices, se complique lorsque, après le survol de la Palestine, le Farman se heurte à une tempête de sable qu'il ne peut contourner ou survoler. Baradez déroute alors le Farman vers la grande base RAF de Ramleh. Une fois l'avion abrité dans un hangar, l'équipage est accueilli chaleureusement. La fin de la tempête et la confirmation d'un ciel dégagé sur Héliopolis leur permettent de repartir après déjeuner pour se poser au Caire en fin d'après-midi.


            Le 27, l'avion décolle du Caire à 5h00, remonte la vallée du Nil, fait une courte escale à Assouan pour ravitailler, atteignant Wadi-Halfa pour l'escale de nuit. Le lendemain, après un ravitaillement sur le terrain d'Atbara, le moteur refuse de démarrer. Pour réparer la panne du carburateur, Demeaux doit fabriquer un outillage adapté, ce délai obligeant l'équipage à prolonger l'escale pour la nuit. Le 29, réparation effectuée, le Farman rejoint Port Soudan, pour y apprendre qu'une alerte météo leur interdit de poursuivre leur route vers Djibouti. Pressé par le temps, Baradez décide de poursuivre le vol dès le lendemain vers Massaoua, y apprenant que l'interdiction de vol est caduque, le passage du cyclone datant de deux semaines.

            Le 30 octobre, à 13h00, le Farman reprend l'air et rejoint Djibouti quelques heures plus tard. L'équipage, aidé du personnel des Salines, passe la soirée et une partie de la nuit à nettoyer et peindre l'avion pour effacer les fatigues du voyage et les cocardes françaises.

            Le 31, l'avion décolle à 7h00 de Djibouti pour se poser sur le champ de course d'Addis-Abeba. Le 1er novembre, le maréchal Franchet d'Espérey remet officiellement au Négus les cadeaux du gouvernement français : le Farman et un canon de 75.

Le F.192 destiné au Négus sur le terrain d'Assouan lors de son convoyage vers l'Ethiopie. Au centre, Marie, à droite, Demeaux

(Coll Michel Barrière]

Remise du F.192 au Négus par le Maréchal Franchet d'Espérey. Sous l'aile, Baradez, Marie et en arrière-plan Demeaux. [L'Illustration].

            

            Les informaions sur les services effectués par les Farman en 1931 et 1932 sont limitées, et souvent l'appareils utilisé n'est pas identifié.

            Le 11 novembre 1931, Bitwaded Guetatchaou, ministre de l'intérieur et président du conseil éthiopien se rend à Dessie, sa mère étant souffrante. Il part à 7h20 dans l'un des Farman piloté par Corriger qui est de retour à 10h30. La rapidité de ce voyage est évidemment sans commune mesure avec les déplacements terrestres qui, d'Addis-Abeba à Dessie, prennent d'une à deux semaines.

            Le 26 novembre a lieu une liaison postale entre Addis-Abeba et Dessye, sans doute avec un Farman.


            Le 3 février 1932 à 7h00 du matin, l'empereur prend le train pour une visite à Djibouti. Il est accompagné de son épouse, du prince Makonnen, du Ras Seyoum et du Ras Haîlou. Le 4 février, le Farman offert par la France à l'empereur, piloté par Corriger, et un Potez-Hispano, piloté par Babitcheff, décollent pour Djibouti. Corriger est accompagné de son épouse, de Tadesse Machecha et du mécanicien Jacob Sarafian. Les deux avions se posent d'abord à Djidjiga; ils y déposent un sac de courrier ainsi que des médicaments et des pièces de rechanges destinées aux automobiles de la mission de délimitation de la Somalie britannique avec l'Ethiopie.

            Le 5 février, à 11h00, ils se posent à Dire-Dawa. le 6 février, ils rejoignent Djibouti avec le courrier, y restant à la disposition de l'empereur qui y est arrivé le même jour à 06h30 du matin. Pendant la cérémonie officielle de réception, les deux avions survolent la gare, accompagnant le cortège impérial jusqu'au palais du gouverneur.

            Le 9 février, les souverains éthiopiens se rendent à Obock sur l'aviso Vitry-le-François. Pendant le trajet aller, le bâtiment est survolé par les deux appareils éthiopiens.


            Le 12 février, Corriger rentre avec le Farman dans la capitale éthiopienne où il laisse son épouse. Le 13 février, accompagné du mécanicien Baladé, il repart de Jan Meda avec le Farman à 14h30 pour Djibouti. Un fort vent de face, générant d'importants tourbillons de poussière, s'oppose à leur marche, allongeant le trajet de plus d'une heure. La visibilité horizontale est très mauvaise. Corriger suit la voie ferrée à la verticale, Baladé le guidant en se repérant par un hublot.  A 17h50, alors qu'ils survolent le territoire de Djibouti à 9 km de la gare de Holl-Holl, le sable étouffe le moteur et la panne oblige Corriger à se poser sur un terrain peu favorable. Une roue du Farman accroche un rocher et le fuselage ne résiste pas au choc : la cellule est complètement détruite et les deux aviateurs sont éjectés. Baladé s'en tire avec quelques contusions ; Corriger a un bras cassé. Il souffre et, la nuit tombant, plutôt que de chercher à rejoindre la gare, Baladé décide d'attendre les secours à ses côtés.

            Ce n'est que vers une heure du matin que le train de secours parti de Djibouti à la demande du Négus et avançant en marche lente repère ses appels et ses signaux. Corriger est transporté à l'hôpital de Djibouti où il restera près d'un mois.

            Le Farman est totalement détruit.

  

Les restes du Farman sur le territoire de Djibouti. Le fuselage porte encore sa livrée initiale. il n'y a pas trace de cocardes ni de drapeau de dérive. [Air Britain Archives]

Dans le hangar de Jan Meda, le moteur et les restes du fuselage du F.192 offert par la France au Négus. La décoration intérieure est toujours  visible. Sur la gauche de l'image, l'empennage du Breda 15 offert par l'Italie.

[Air Britain Archives].

Les Avions Farman

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F.195 n°1&2 Venezuela