Voyageurs
de l'Entre deux-guerres
De Singapour à Hankoue
René DROUILLET n'est pas un aviateur de raid, ni même un grand voyageur. Il n'aime pas s'encombrer de préparation ni de règlements. Il entreprend ce voyage en Asie pour trouver un poste de conseiller auprès d'un dirigeant de la Chine en guerre. Peut-être refusé, il ne suit pas la filière normale des mercenaires, supervisée par les Américains. Il préfère prendre son propre appareil, pourtant plutôt avion d'école et d'acrobatie qu'avion de tourisme, et compte sur sa bonne étoile et sa force de conviction pour trouver les appuis qui lui permettront d'arriver à ses fins.
Ses mémoires, plus ou moins remises en forme par René Denat, sont tout autant fondées sur la vérité des événements que sur l'image "commerciale" de l'aventurier et de l'expert reconnu qu'il veut donner de lui-même ... quitte à en rajouter ou à tordre quelque peu les faits.
Novembre - décembre 1937 : Préparation à Bangkok et Singapour
Lorsqu'il quitte la France en octobre 1937, René Drouillet n'a pas réellement préparé son voyage en Asie. S'il a eu un contact avec l'Ambassade de Chine, celle-ci n'a pu que lui proposer - ou lui refuser - la filière normale d'embauche de pilotes supervisée par les américains de Chennault, ce qui ne l'intéresse guère. Quant à l'obtention de son passeport, la préfecture a trainé des pieds. Alors il se débrouillera sur place : il embarque un appareil non identifié sous la garde de son mécanicien Loubon , sur le paquebot d'Artagnan des Messageries Maritimes. Il pourrait s'agir de son MS 341, de retour du voyage de présentations acrobatiques organisées par Air Propagande au Canada. C'est le seul appareil à son nom dans le registre, mais nous n'en ayons pas la certitude. Lui-même prend les lignes régulières d'Air France sur lesquelles il retrouve ses amis pilotes.
Pendant le voyage, Champaloux qui pilote le Potez 622 qui l'emmène de Beyrouth à Saigon lui suggère d'éviter l'administration française et de passer par Singapour. Excellente idée: Drouillet débarque à Bangkok, câble le changement de destination et commence à rechercher des appuis pour pénétrer en Chine. Il sait se faire des relations et, parvenu à ses fins, rejoint Singapour. Après avoir remis son avion en état de vol, il fréquente grâce au consul de France la société locale, effectue une démonstration acrobatique. Fin décembre, avant de prendre l'air, il emploie ses dernières 24 heures pour s'informer sur l'itinéraire de son prochain voyage "qui n'était pas de la petite bière". Des officiers de la RAF lui fournissent informations, cartes et mises en garde sur les risques. Avec ses deux passagers, son appareil ne lui donne en effet qu'une autonomie de 3 heures soit 450 km environ, ce qui risque de s'avérer insuffisant dans ses régions.
Le MS341 F-AOML orange et noir de Drouillet (profil provisoire). Peut-être l'appareil utilisé pour son voyage en Chine. © Michel Barrière
Décembre 1937 : Singapour - Bangkok
Le 24 décembre, Drouillet et Loubon quittent à l'aube Singapour pour Kuala Lumpur. Contrairement à ce qui lui a été recommandé, Drouillet ne suit pas la voie ferrée, parcours qui allonge le trajet sans offrir de terrain d'atterrissage sûr. Il préfère prendre de l'altitude et se diriger vers Malacca [Melaka] où le terrain de golf offre une opportunité éventuelle. Il se ravitaille sur le terrain de secours de la RAF à Kuala Lumpur puis reprend son vol vers Alor Star, couvrant cette étape de près de 700 km en 5h20 de vol.
Le lendemain, jour de Noël, est moins satisfaisant. Peu après le décollage, le plafond de plus en plus bas l'oblige à faire demi-tour, revenant à Alor Star après 2h35 de vol.
Son nouvel essai le 26 est encore pire. Il part vers Bandon [Surat Thani] en suivant la voie ferrée. Craignant de manquer d'essence, il essaie au bout d'un moment de couper droit au dessus de la forêt. Sous un plafond qui de nouveau s'abaisse, il se trouve face à un relief de rochers qu'il n'évite que par une sévère montée en spirale au-dessus de la couche. Il doit alors de nouvau faire demi-tour, se reposant à Alor Star après 3h13 de vol avec seulement 3 litres d'essence dans le réservoir.
Il ne reprend son vol que le 28 décembre. Cette fois, il a décidé de rejoindre la côte ouest qu'il suit jusqu'à Ban Kantang, et là de suivre la voie ferrée vers Bandon où il se pose après 3 h de vol. De Bandon, il rejoint Bin Hoa probablement dès le 29. Enfin, le 30, il revient à Bangkok survolant par curiosité les torpilleurs de la marine siamoise dont il apprendra en se posant qu'ils ont mis en alerte leur DCA devant cet intrus non annoncé.
Il passe les jours qui suivent à Bangkok, où il a gardé de son premier passage quelques bonnes relations et "sa petite princesse siamoise"; il en profite pour faire une nouvelle exhibition. Maryse Hilsz est également de passage, ayant dû retarder son retour à Paris pour faire réviser à Saigon le Caudron Simoun avec lequel elle vient de battre le record de vitesse de Japy sur Paris - Saigon (19-23 décembre).
Janvier 1938 : Bangkok - Hanoi
Le 5 janvier 1938, René Drouillet reprend sa route vers la Chine. Les difficultés administratives avec les autorités françaises se confirmant, il décide de rejoindre Hanoi plutôt que de partir vers Saigon comme il l'avait initialement prévu.
Comme première étape, il compte se poser pour ravitailler à Korat, mais volant sous un plafond très bas commence à s'inquiéter lorsque le vol se prolonge indûment au dessus d'une forêt sans repère. Il continue sur son cap pendant trois heures, mais doutant de plus en plus de sa situation décide alors de se poser dès que possible. Une première clairière s'avère une coupe de bois impraticable. Enfin, après 3h27 de vol, réservoir à sec, il se pose sur un terrain dégagé qui s'avère être un camp militaire situé près de Khon Kaen. Etant parvenu à se faire céder de l'essence, il repart pour se poser à Vientiane après 1h50 de vol.
Il y reste 3 jours, pour n'en repartir que le 9 janvier. Volant vers l'est, il se pose d'abord à Lak Sao pour se ravitailler, puis redécolle vers le golfe du Tonkin. Rencontrant le brouillard, puis un épais crachin, il n'insiste pas et fait demi-tour vers Lak Sao. Il rejoint en voiture Napé pour la nuit. La météo se maintenant ne l'autorise à repartir que le 11 janvier, et il arrive enfin à Hanoi après une dernière escale à Than Hoa.
Il passe plusieurs jours à Hanoi, pour préparer son voyage en Chine, faisant la fête avec les pilotes d'Air France, fréquentant le bar tenu par Poulet qui a réalisé en 1919 avec son mécanicien Benoist un remarquable raid Paris - Indochine sur un caudron G4... En parallèle, il se fait établir un passeport par le consul de Chine, et rassemble les informations pour la suite de son voyage.
Janvier 1938 : Hanoi - Hankeou
Ce n'est que le 28 janvier 1938 que René Drouillet engage la dernière étape de son voyage. Décollant d'Hanoi, il survole Phu Lang Thuong, puis oblique vers le nord et Dong Dang, la "Porte de Chine", avec l'intention d'éviter les postes de veille de Lang Son. Le plafond bas l'oblige à suivre une vallée qui le ramène vers le sud-est, le faisant déboucher subitement, après avoir sauté quelques pitons inopportuns, sur ... Lang Son alors qu'il espérait la Chine. Il reprend sa route vers le nord, passant enfin en Chine et survolant Long Tcheou, avant de passer à Chung Tso.
Il se ravitaille à Nanning où il dit parvenir au milieu d'un bombardement japonais, épisode spectaculaire mais probablement romancé. Un important bombardement japonais a en effet lieu sur Nanning le 9 janvier 1938. Il est largement commenté dans la presse, en particulier française, car des bombes sont tombées sur la mission française tuant un missionnaire et en blessant un autre ; cet événement provoque une véhémente protestation de la France auprès du gouvernement japonais. Pour la suite du mois, la presse ne répercute pas d'opération similaire sur Nanning, notamment le 28 janvier. Par contre, suite à une attaque réussie des terrains japonais par les forces chinoises et russes détruisant une quarantaine d'avions, a lieu ce jour-là un bombardement de représailles japonais sur Hankeou et Nanchang, mais nanning ne semble pas avoir été sérieusement concerné à cette occasion. Drouillet, soucieux de spectaculaire et frappé par les comptes-rendus de la presse et les discussions locales, a pu "retarder" cet épisode du bombardement japonais sur Nanning pour améliorer son récit.
Le même jour, Drouillet repart vers Lin-Chow Fu [Linzhou], mais la nuit tombant se pose sur ce qui lui semble être un terrain de secours sur une route à Tsin-Kong, petit village près de Qianjiang où il passe la nuit.
Le mauvais temps se maintenant, il y reste bloqué quelques jours, son appareil étant confié à la garde des soldats chinois. Le 1° février, il peut poursuivre son voyage, parvenant au terrain de Lin-Chow Fu. Parmi les américains présents sur le terrain, il retrouve James Allison dont il avait fait la connaissance en Espagne.
Le jour-même, Drouillet redécolle pour la destination qui lui a été donnée : Kneiling [Guiling]. Il laisse là son avion et est pris en charge par un officier chinois "Holey/Bolley Wang"(?) qui a fait ses études en France et le conduit à Hankeou en voiture, en passant par Changsha. Son arrivée à Hankeou a lieu au plus tôt le 4 février 1938. Drouillet y rencontre Chennault et les pilotes du 14th Squadron : notamment Vincent Schmidt et les français présents: Labouchère, Boulingre, Laroche et Florein. Hormis des considérations générales - et erronées - sur les forces en présence dont les I-15 russes, il cite régulièrement la présence de bombardiers Bellanca (confusion avec les Martin ou les Curtiss ??) qu'il dits commandés à l'origine par la France pour l'Espagne et finalement livrés à la Chine ... D'une façon générale, les considérations sur les forces opérationnelles de Drouillet semblent très approximatives pour quelqu'un se voulant conseiller. Son activité à Hankeou laisse finalement peu de traces, y compris dans ses notes.
Qu'est devenu dans ce contexte son appareil? Drouillet ne semble pas l'avoir piloté pendant son séjour en Chine. Drouillet racontera à des journalistes l'avoir utilisé, rudimentairement équipé d'une mitrailleuse, pour abattre ... cinq bombardiers japonais. Dans "le pilote du diable", son mécanicien toulousain René Denat, reprend le même épisode d'après des notes de Drouillet, mais n'est pas clair tant en ce qui concerne l'appareil utilisé (Drouillet mentionne avoir eu l'autorisation d'utiliser un avion de combat, avec un armement limité à une mitrailleuse) que le résultat ("limité" à trois bombardiers)...
Drouillet n'évoque pas le retour de son appareil en France où son MS341 racheté par Detroyat aurait pourtant terminé sa carrière. S'agit il alors d'un autre appareil et lequel?